Comprendre l'Islam

La refondation de la pensée religieuse musulmane : une urgence (partie 1)

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Une des raisons de l’expansion de l’islam au moyen âge, peu soulignée, outre la simplicité de la foi, tient au contenu du message lui-même : l’égalité proposée entre hommes et femmes, la suppression des hiérarchies sociales, raciales (un arabe est égal à un chinois ou un noir dans les principes, même si c’était beaucoup plus compliqué à mettre en œuvre), la place des orphelins, l’importance de la zakat, la justice, etc. Ces idées ne pouvaient que séduire des masses de populations qui croupissaient sous des régimes où les lois des plus forts s’imposaient aux plus faibles.

L’islam proposa ainsi, dès ses débuts, une conception révolutionnaire, totalement nouvelle des relations sociales, économiques, culturelles qui dépassaient parfois l’entendement de ceux qui le vivaient. D’ailleurs, le Coran fut refusé et combattu par tant d’Arabes et de peuples qui le jugeaient trop progressiste à l’égard du droit des femmes, de la limitation du nombre des épouses, de la liberté de culte, du respect de la dignité humaine…

Ce projet d’émancipation spirituelle, sociale, culturelle, économique permit aux musulmans des premiers siècles, avec l’apport d’autres cultures et spiritualités, de bâtir l’une des plus brillantes civilisations que l’humanité ait connue avant d’être dépassée et dominée par le dynamisme et la vitalité de l’Occident. La culture religieuse, littéraire, scientifique, s’y exprimait en arabe durant des siècles ! Mais la règle ou « l’examen de l’histoire et de la préhistoire permet de voir que chaque groupe humain qui innove finit par vaincre ceux qui se maintiennent dans l’ancien système » et « depuis cinq cents ans, c’est l’Occident qui est le novateur fondamental »[1]. L’histoire des cultures et des civilisations est un processus d’échanges ininterrompus et ce sont les rapports de force qui déterminent, à chaque période, les « centres » et les « périphéries », le « cœur » et le reste du monde.

Les sociétés musulmanes ont même contribué, dans une certaine mesure, à préserver l’existence des communautés chrétiennes, juives, malgré les conflits qui pouvaient exister naturellement et sporadiquement entre-elles contrairement au sort réservé, en Europe, aux musulmans par les chrétiens après la Reconquista.

Grâce à une plus grande acceptation de l’autre, ils avaient réussi l’éclosion scientifique, intellectuelle, en s’appuyant sur le patrimoine scientifique des peuples vaincus : irakiens, égyptiens, perses, etc. Cette ouverture d’esprit permit à l’humanité de bénéficier de leur énorme production scientifique qui a fait avancer la recherche dans divers domaines.

Ces faits historiques contredisent certes la vision que l’on veut donner de l’islam. Une vision hermétique, rigide, confortée, encouragée par la faiblesse du niveau intellectuel dans lequel sombre la communauté musulmane aujourd’hui, dont certains des fidèles donnent l’impression d’être dépassés par leur époque et ont du mal à lier, sans frustration, de façon paisible, leur spiritualité et leur vie moderne, restant parfois dans uns nostalgie béate de « l’époque prophétique » trop idéalisée, qu’ils n’arrivent pas à retrouver dans ce monde des humains.

De l’étude de cette période de l’histoire de l’humanité, plusieurs enseignements se dégagent.

D’abord que cette réussite reposait sur la curiosité intellectuelle, l’amour de la science de ces communautés qui ont traduit l’essentiel des connaissances exogènes (grecques, chinoises, indiennes, perses, etc.) de leur époque qu’ils ont expérimentées et perfectionnées à son summum. Et le recul de cette civilisation est étroitement lié à la fin de ce dynamisme scientifique et culturel qui a laissé place à un relâchement, une imitation, de perpétuelles répétitions, de l’éloge des anciens…

Ensuite que l’édifice théorique, scientifique de ces progrès puisaient fortement dans le socle religieux islamique. La force de ces prédécesseurs fut leur connaissance aiguë des sources fondatrices de l’islam, mais également et surtout leur maîtrise de ce qu’ils nommaient les sciences « rationnelles », c’est-à-dire l’arithmétique, l’algèbre, la logique, la géométrie, la médecine… qu’ils distinguaient des « sciences traditionnelles », le Coran, l’exégèse, l’étude des hadits… Cette double culture conciliant leur spécificité spirituelle aux acquis scientifiques de leur temps permit de sauver, d’une part, une partie du patrimoine scientifique de l’humanité et, d’autre part, de placer l’islam aux premiers rangs des civilisations par ses valeurs réellement universelles et son utilité à toute l’humanité, évitant ainsi de tomber dans un repli identitaire profond qui ignore les évolutions en cours.

Mais, comme l’écrivait jadis Mohammed Iqbal[2] (1877-1938), « pendant les cinq derniers siècles, la pensée religieuse de l’Islam est restée pratiquement stationnaire. Il fut un temps où la pensée européenne recevait son inspiration du monde islamique ». Depuis quelques siècles, une rupture historique s’est produite entre les tenants de ces deux branches, ce que T. Oubrou appelle les « modernes » et les « classiques ». Les premiers, spécialistes de notre monde, mais qui « en raison de la barrière linguistique, littéraire, et sémantique » n’ont pas accès « à la bibliothèque musulmane qui contient ce patrimoine intellectuel multiforme (théologique, juridique, littéraire, philosophique, scientifique…). Les livres qui renferment ce savoir restent illisibles, hormis une poignée de spécialistes ». Quant aux « classiques », ce sont souvent des « ‘penseurs ou savants musulmans’ qui fabriquent le discours religieux théologique, juridique, canonique, moral…fidèle à l’héritage, mais coupé des nouvelles problématiques et des connaissances. Le renouvellement chez eux, même si certains se revendiquent comme modernes, s’arrête au niveau de la vulgarisation, d’un travail plus sur la forme et sur l’esthétique littéraire que sur le fond »[3], du bavardage théorique d’amateurs, dirai-je.

De cette vision, on retient qu’être savant ne peut se limiter  à la connaissance et à la répétition de la tradition et des avis ou recettes juridiques anciennes, mais à une revisite permanente de celle-ci, avec une bonne connaissance de notre Temps pour y transposer et émettre les avis adéquats à notre pratique, des réponses appropriées afin de bien faire entrer l’islam et les musulmans dans cette modernité.

Notre histoire, notre héritage ne doit pas être un obstacle, une chape de plomb nous empêchant d’évoluer et d’intégrer pleinement l’environnement socio-culturel dans lequel nous demeurons. Celle-ci n’est pas figée et ne peut légitimer aucune forme d’immobilisme dans la pensée et la production. Nous ne vivons plus à Bagdad au XIIIe siècle, ni à Tolède du XIIe siècle, pas non plus en Sicile du Xe siècle, nous sommes en France, en Europe, au XXIe siècle. L’héritage est plus une source d’inspiration et non de frein à toute forme d’intégration. Permettre aux générations de vivre paisiblement, sereinement et sans frustration leur spiritualité en harmonie avec leur environnement. Voilà un grand défi !

El Hadji Babou BITEYE

Professeur d’histoire – géographie


[1] H. Djaït, La crise de la culture islamique, Fayard, 2004, p. 38

[2] Mohammed Iqbal, Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, Traduction des Editions du Rocher, 1996, p. 7

[3] Tareq Oubrou, L’Unicité de Dieu « at-tawhîd », des Noms et des attributs divins, Bayane Edition, 2006, p. 25

2 Comments

  1. Pingback: Afrika-land

  2. Zaraki Kenpatchi Reply

    Très heureux de te lire et de voir à quel point ton diagnostique sur l’état de l’intellect chez les musulmans est identique à la mienne c’est à dire alarmante. Cela me soulage et me rassure que des frères et soeurs comme toi tire la sonnette d’alarme.

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