Spiritualité

Petite digression sur la gloire et le triomphe

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« Celui qui recherche la gloire [doit savoir]
que la gloire appartient tout entière à Dieu. »
Coran, 35, 10.

« Nous sommes faits de mort. » C’est avec cette surprenante phrase que le grand poète portugais, Fernando Pessoa, ouvre son poème en prose « La vie est un songe ». Comment faudrait-il comprendre cet oxymore ? Pessoa et Baudelaire ont en commun d’avoir fréquenté deux grandes villes modernes (Lisbonne pour le premier et Paris pour le second) et d’y avoir observé mieux que quiconque la vie d’une manière singulière. Cette vie est pleine de mort ! C’est leur conclusion. Alors les deux poètes, chacun son tour, observent profondément les gens, sondent leur conscience et rient au nez des prétentieux qui courent encore après les gloires tout en persiflant les riches qui pensent avoir touché du doigt le triomphe comme si cela pouvait être le propre de l’homme. Le sens de la vie, mal compris par l’homme en général, est à retrouver également dans les écrits de ces poètes qui, mieux que quiconque sont parvenus à le restituer. À chacun de le retrouver.

Victor Hugo l’avait explicitement exprimé dans Les Misérables : « C’est une terrible chose d’être heureux ! Comme on s’en contente ! Comme on trouve que cela suffit ! Comme, étant en possession du faux but de la vie, le bonheur, on oublie le vrai but, le devoir ! » Cette phrase est une faveur, car de coutume, les poètes refusent de dire les choses explicitement et laissent les esprits fins « ramasser les moralités à mesure que les faits les sèment sur leur chemin ». D’ailleurs, Gérard de Nerval avait prévenu : « Mes sonnets perdraient de leur charme à être expliqués ». Nous nous permettons  ici une courte digression pour dire que nous ferons peut être aimer la poésie aux élèves quand on cessera de leur demander de commenter sans arrêt ce qui ne peut être expliqué vulgairement. Car les poèmes du Lisbonnais comme beaucoup d’autres refusent de se lire comme un article de journal, c’est avec un état supérieur de la conscience qu’en doivent être appréhendées les diverses phases poétiques. Concentrés donc, nous pourrions lire pendant des heures ses textes comme ceux du Spleen de Paris que Baudelaire disait « sans tête ni queue », parvenant à saisir le langage subtil, afin de railler à notre tour ces pauvres aventuriers de gloire et de chimères.

Toujours dans le même poème cité plus haut, Pessoa ajoute : « Nous peuplons des songes, nous sommes des ombres errantes dans les forêts de l’impossible, dont les arbres sont demeures, coutumes, idées, idéals et philosophies. » Dans un autre poème « Si après ma mort », il affirme : « Si après ma mort, vous voulez écrire ma biographie, / Rien de plus simple. / Elle n’a que deux dates – celle de ma venue au monde et celle de ma mort. » Le regard de Fernando Pessoa est sans doute celui d’un poète qui a voulu confronter l’existence humaine à ses propres contradictions afin d’interroger l’homme sur ses ambitions mi-chimères mi-oiseuses. Car enfin l’amas immodéré des biens est-il une voie de l’apaisement comme nous le croyons tout en le niant ? En fait, tout dépend du regard que l’on jette sur ce que nous détenons. Dans « Combien de césars j’ai été ! » Pessoa écrit : « Aux yeux du paysan, pour lequel son champ est tout au monde, ce champ est un empire. Aux yeux de César, pour qui son empire est encore peu de chose, cet empire n’est qu’un champ. Le pauvre possède un empire ; le puissant possède un champ. En fait nous ne possédons jamais que nos impressions ; c’est donc sur elles, et non sur ce qu’elles perçoivent, que nous devons fonder la réalité de notre existence. » Finalement, notre véritable richesse ne réside que dans notre capacité à nous satisfaire pleinement de ce que nous avons. Dit autrement, un homme riche est bien pauvre s’il considère ses biens encore médiocres, et le pauvre est bien plus riche s’il regarde ses biens comme étant suffisants. La véritable richesse serait-elle donc une question de satisfaction ? « Quiconque recherche la richesse, qu’il sache que la satisfaction est sa clé » disait une vieille sagesse arabe. Vu sous ce dernier angle, le malheur ne trouverait pas sa source dans ce que l’on possède, mais serait avant tout une question de frustration quant au regard que l’on projette sur ce que l’on a. Combien n’avions-nous pas vu de « pauvres » beaucoup plus heureux que les « riches » !

Enfin, il paraît qu’une fois que les hommes sont très riches, pour être suprêmement heureux ils recherchent le pouvoir et la gloire. Mais qu’est-ce que la gloire alors ? L’Argentin Jorge Luis Borges répond : « la gloire est une incompréhension peut-être la pire », et Fernando Pessoa avait lui-même écrit à sa mère en 1914 : « peut-être la gloire a-telle un goût de mort et d’inutilité, et le triomphe une odeur de pourriture » tandis que Victor Hugo notait dans Les Misérables : « Les ChampsÉlysées, pleins de soleil et de foule, n’étaient que lumière et poussièredeux choses dont se compose la gloire. » Voilà qui pourrait davantage enhardir à rechercher ses vaines gloires !

Baudelaire dans Pauvre Belgique estimait que : « L’amour excessif de la vie est une descente vers l’animalité », lui qui avait également écrit : « J’ai de très sérieuses raisons pour plaindre celui qui n’aime pas la Mort ». Montaigne avait même pensé heureux ceux qui vivaient de leur mort, lui qui était d’avis que : « la gloire et le repos sont choses qui ne peuvent loger en même gîte. »

Enfin, on serait bien maladroits si pour parfaitement illustrer notre propos, l’on ne restituait pas dans son intégralité le fameux poème en Prose de Baudelaire, qu’il intitula fort ironiquement « un Plaisant » :

« C’était l’explosion du nouvel an: chaos de boue et de neige, traversé de mille carrosses, étincelant de joujoux et de bonbons, grouillant de cupidités et de désespoirs, délire officiel d’une grande ville fait pour troubler le cerveau du solitaire le plus fort.

Au milieu de ce tohu-bohu et de ce vacarme, un âne trottait vivement, harcelé par un malotru armé d’un fouet.

Comme l’âne allait tourner l’angle d’un trottoir, un beau monsieur ganté, verni, cruellement cravaté et emprisonné dans des habits tout neufs, s’inclina cérémonieusement devant l’humble bête, et lui dit, en ôtant son chapeau: « Je vous la souhaite bonne et heureuse! » puis se retourna vers je ne sais quels camarades avec un air de fatuité, comme pour les prier d’ajouter leur approbation à son contentement.
L’âne ne vit pas ce beau plaisant, et continua de courir avec zèle où l’appelait son devoir.

Pour moi, je fus pris subitement d’une incommensurable rage contre ce magnifique imbécile, qui me parut concentrer en lui tout l’esprit de la France. »

Accepter sa situation, vivre avec la mort pour bien régler sa vie, refuser d’espérer la gloire qui « est une incompréhension » car ne pouvant nullement revenir à l’homme, cet être vain et sans mérite, sont-ce là les véritables chemins de l’apaisement ? Nous le croyons car les sages nous l’ont dit ! Comprendre le sens de notre vie est un devoir auquel nous refusons de nous appliquer, car il est lourd et terrible, et pourtant il nous tient à la gorge comme la mort. Dans « Bureau de tabac », qui est à non pas douter l’un des plus beaux poèmes européens (à lire impérativement dans la traduction proposée par l’édition Christian Bourgeois Editeur), Fernando Pessoa a eu ces deux vers d’une exceptionnelle beauté : « Aujourd’hui je suis vaincu, comme si je savais la vérité./ Aujourd’hui je suis lucide, comme si j’allais mourir », avant de dire dans le registre du regret : « J’ai fait de moi ce dont je n’étais pas capable./ Et ce dont j’étais capable, je ne l’ai pas fait ».

Comprendre la vérité, c’est plus qu’être heureux, c’est être lucide, c’est être prêt à relever les véritables défis et faire de son être un don pour les autres. Aimer, servir et partir. Voilà ce sur quoi le poète et le croyant peuvent être d’accord !

Enfin à ceux qui ont encore des ambitions démesurées de gloire et de triomphe personnels, ils trouveront plaisir à lire jusqu’au bout ce joli poème de Théophile Gautier :

La source

Tout près du lac filtre une source,
Entre deux pierres, dans un coin ;
Allègrement l’eau prend sa course
Comme pour s’en aller bien loin.

Elle murmure : Oh ! quelle joie !
Sous la terre il faisait si noir !
Maintenant ma rive verdoie,
Le ciel se mire à mon miroir.

Les myosotis aux fleurs bleues
Me disent : Ne m’oubliez pas !
Les libellules de leurs queues
M’égratignent dans leurs ébats ;

A ma coupe l’oiseau s’abreuve ;
Qui sait ? – Après quelques détours
Peut-être deviendrai-je un fleuve
Baignant vallons, rochers et tours.

Je broderai de mon écume
Ponts de pierre, quais de granit,
Emportant le steamer qui fume
A l’Océan où tout finit.

Ainsi la jeune source jase,
Formant cent projets d’avenir ;
Comme l’eau qui bout dans un vase,
Son flot ne peut se contenir ;

Mais le berceau touche à la tombe ;
Le géant futur meurt petit ;
Née à peine, la source tombe
Dans le grand lac qui l’engloutit !

Abderrahim Bouzelmate

3 Comments

  1. Merci pour cet article et pour ces propos d’une grande pertinence.
    C’est un magnifique héritage culturel et intellectuel nous ont laissé les auteurs du 19 ème. Aussi, c’est une très belle sélection de vers que vous avez fait là.
    Il est navrant de constater le contraste entre une époque où l’homme utilisait ses capacités intellectuelles pour méditer, interpréter ou réfléchir et ce à quoi nous sommes confrontés de nos jours, à savoir une société où l’homme est asservi et se contente du simulacre vulgaire de culture qu’on lui donne à consommer, puisque aujourd’hui – à l’ère des applications qui travaillent(réfléchissent?) à nos places – on ne lit plus, on consomme partiellement les « ouvrages ».

  2. Merci d’avoir partagé ces morceaux choisis, très beaux. Je ne suis pas très porté sur la littérature, mais j’ai souvent le vertige quand je constate combien les auteurs du dix-neuvième avaient conscience de ce qui leur arrivait, de ce qui nous arrivait. Le vertige vient surtout par contraste avec l’usage qui en est fait dans la « Culture » parisienne, qui baigne dans ces littératures, qu’elle consomme de la manière la plus vulgaire qui soit (mais Baudelaire le décrivait déjà, apparemment…). Pour ensuite décréter de haut un enseignement scolaire qui détruit tout, qui rend cette conscience inaccessible. Ce que vous dites sur le « commentaire de texte » et « l’explication obligatoire » est très vrai. Cette vulgarité intellectuelle a quelque chose d’étouffant et de morbide. C’est très étrange, la capacité de la culture Française à rendre vulgaire les choses belles, et à voir naître la beauté au cœur de l’immondice. « Bilad al-jinn wal-mala’ika », disait un poète yéménite à propos de Paris. Les littéraires ont beau trouver ça sublime, ça ne me fait pas vraiment rêver. Heureusement qu’il y a dans l’islam une beauté plus stable – celle qui a permis à Genet de survivre.
    Bonne chance dans votre travail!

  3. Un article incroyable de justesse et de vérité ; une digression vertueuse et nécessaire. Que Dieu vous guide.

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