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Les finalités de la shari’a : entre réaliser l’intérêt et repousser le préjudice

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De même que la « shari’a » vise à pourvoir aux intérêts, elle vise également à repousser et empêcher les préjudices. D’ailleurs, certains considèrent que l’intérêt « al-maslaha » est en soi une source législative en se référant au hadith : « On ne se nuit pas, et on ne cherche pas à nuire » (rapporté par Malik). Le sens de ce hadith est que l’homme ne doit pas nuire à sa propre personne de même qu’il lui est interdit de porter préjudice à autrui. Et si la nuisance est à prohiber, cela implique que l’intérêt doit être pris en compte et préservé.

D’ailleurs, les savants en ont déduit que toute chose nuisible est interdite. Par ailleurs, ash-Shatibi attire l’attention sur le fait que la préservation des intérêts ou des finalités se réalise de deux manières : par l’instauration de prescriptions qui les établissent et par le fait de repousser ce qui les altère d’une manière effective ou ce qui est susceptible de les altérer.

Par conséquent, le fait de repousser le préjudice est indispensable pour la réalisation des intérêts et entre même dans les moyens de les préserver. Toutes les injonctions et les interdictions sont établies sur cette base. L’imam al-Qarafi dit : « Si l’on sait que les injonctions suivent les intérêts de même que les interdictions suivent les préjudices, et que lorsque l’intérêt « al-maslaha » est à son niveau inférieur, ce qui en découle est du domaine de la recommandation, et s’il est à son niveau supérieur, ce qui en découle est du domaine de l’obligation. Puis, l’intérêt monte en degré et la recommandation monte également en degré en fonction du degré atteint pas l’intérêt jusqu’à parvenir au plus haut degré de la recommandation situé juste avant le niveau inférieur de l’obligation. Nous disons la même chose concernant le préjudice « al-mafsada » : S’il est dans son niveau inférieur elle implique la répréhension, l’interdiction si elle est à son niveau supérieure. La répréhension s’élève en fonction du degré du préjudice jusqu’à ce qu’elle parvienne au plus haut degré de la répréhension situé juste avant le degré inférieur de l’interdiction »[1]

Al-Qarafi indique également que le Législateur attribue au degré supérieur de l’intérêt le caractère d’obligatoire et incite à s’y tenir en instaurant des mesures répressives en vue de préserver cet intérêt de la disparition. De même, il a instauré des mesures répressives relatives au préjudice majeur afin d’empêcher l’existence de ce préjudice et ce, par la grâce de Dieu[2].

La contradiction entre les intérêts et les préjudices et la position de la « shari’a » :

Que faire lorsque plusieurs intérêts se contredisent ? Ou s’il existe une contradiction entre les intérêts et les préjudices ? Par exemple, si une chose représente un intérêt pour un individu ou pour un groupe de gens alors qu’en même temps, ceci porte préjudice à d’autres, ou lorsqu’une même chose est profitable d’un côté, préjudiciable d’un autre côté, à l’instar de la plupart des choses de ce monde mêlant l’intérêt au préjudice et les plaisirs aux douleurs.

Dans ce cas, la législation a recours soit à la conciliation soit à la prévalence.

La voie de la conciliation :

A l’instar de la question de l’individu et de la société. La « shari’a » n’est pas tombé dans d’excès à l’instar des individualistes qui ont donné à l’individu une excessive importance en lui octroyant une liberté sans limite, en lui accordant des droits d’une manière excessive sans exiger en contrepartie de tout cela des limites et des responsabilités. Elle n’a pas non plus choisi l’excès des marxistes qui ont effacé la personnalité de l’individu en le privant de toute liberté individuelle et en lui opposant des restrictions au nom de l’intérêt collectif. Quant à la « shari’a », elle reconnaît la propriété individuelle ainsi que la liberté de l’individu et ses droits humains, mais en l’encadrant de limites pour l’intérêt de la société de manière à réaliser la justice et l’équilibre.

La voie de la prévalence :

Les intérêts ne sont pas tous du même niveau. Ainsi, le domaine de l’accessoire « tahsiniyyat » n’a pas le même degré que celui du besoin « haja », et ce dernier n’est pas au niveau de la nécessité « daroura ». En effet, ce qui relève de la nécessité fait partie des intérêts dont la réalisation et la préservation est prioritaire. Aussi, si ce qui relève de l’accessoire s’oppose à ce qui relève du besoin, la prévalence sera accordée au besoin, et si l’un des deux contredit ce qui relève de la nécessité, ce dernier sera certainement privilégié.

De même, les nécessités n’ont pas toutes le même degré. La préservation de la religion en est le degré le plus haut, puis la préservation de la vie …  et le degré inférieur est la préservation de la propriété. Ainsi, si l’on avait à choisir entre la préservation de la vie et la détérioration d’un bien matériel, ou entre la détérioration de la vie et la préservation d’un bien, la prévalence sera accordée à la préservation de la vie.

Partant de ce principe la « shari’a » établit la règle notoire suivante : Si les intérêts s’opposent, l’intérêt supérieur sera pris en compte en laissant passer l’intérêt inférieur. Mais, si les préjudices s’opposent, on accomplit le moindre, en évitant ce qui est pire. Les savants justifient cette règle en se référant au récit coranique dans lequel le compagnon de Moïse fit un trou dans la coque du bateau ce qui est manifestement un préjudice, mais le compagnon de Moïse le fit pour empêcher un préjudice plus important à savoir, la confiscation du bateau par un roi tyran.

C’est dans ce sens qu’une autre règle principale fut établie, à savoir : si deux préjudices s’opposent, le plus important sera pris en compte en accomplissant le moindre des deux. Cette règle est synthétisée par l’expression : « accomplir le moindre des deux maux ».

Par conséquent, si un préjudice individuel s’oppose à un préjudice collectif, la prévalence sera accordée au collectif, car en protégeant la société on protège l’individu, et nuire à la société revient à nuire à l’individu, et si nous protégeons l’individu au détriment de la société, l’individu ne sera pas à l’abri d’une nuisance beaucoup plus importante.

Une règle corollaire découle de ceci stipulant : on supporte le préjudice individuel pour repousser le préjudice collectif. Cette règle est conditionnée par la règle suivante : « On ne peut lever un préjudice par son équivalent ». Plusieurs cas découlent de ceci, notamment :

L’obligation de détruire un mur appartenant à un propriétaire s’il s’est incliné au point de présenter un danger pour la voix publique.

Abou Hanifa permet la mise sous tutelle du « mufti » effronté et du médecin incompétent, pour empêcher un préjudice général, bien qu’il ne permette pas la mise en tutelle de toute personne qui ne sait pas gérer ses biens par respect à sa liberté et à son humanité.

La mise en vente des biens de l’endetté (pour Abou Hanifa et Mohamed ibn al-Hassan) pour s’acquitter de sa dette, pour éviter un préjudice aux créanciers.

La tarification des produits alimentaires en cas d’excès des vendeurs.

Contraindre celui qui accapare des produits alimentaires à les vendre si celui-ci refuse de le faire de bon gré pour éviter un préjudice général.

Si l’intérêt et le préjudice sont équivalents, ou si nous sommes dans l’incapacité d’accorder la prévalence à l’un par rapport à l’autre, le fait de repousser le préjudice prime sur le fait d’acquérir un intérêt. Il s’agit d’une règle qui découle de la règle principale stipulant que le préjudice doit être éliminé, comme l’évoque Ibn Noujaïm dans son livre « al-ashbah wan-nadh-ir » dans lequel il dit : « Si un préjudice et un intérêt s’opposent, le fait de repousser le préjudice sera privilégié dans la plupart des cas, car l’attention qu’a accordé la législation aux interdits est plus grand que l’attention qu’elle a donné aux injonctions, c’est pour cette raison que le Prophète (saws) dit : « Lorsque je vous ordonne quelque chose faites-la dans la mesure de votre possible, et lorsque je vous interdis quelque chose abstenez-vous en ».

A partir de là, il est permis de délaisser un devoir pour repousser une difficulté. Par exemple, al-Bizazi évoque dans ses fatwas que : celui qui ne peut se cacher des yeux des gens délaissera la purification (après avoir fait ses besoins naturels) « al-istinaja », même s’il se trouvait au bord d’un fleuve, car l’interdiction (c’est-à-dire l’interdiction de découvrir la nudité « ‘awra » devant autrui) prime sur l’injonction (de se purifier) »[3]

Moncef Zenati


[1] – « al-fourouq » d’al-Qarafi tome III p 94

[2] – « al-fourouq » d’al-Qarafi tome III p 112

[3] – « al-shbah wan-nadha-ir » d’Ibn Noujaïm p 45

 

 

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