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Turquie : référendum constitutionnel, quels sont les vrais enjeux ?

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Turquie : référendum constitutionnel : quels sont les vrais enjeux ?

Loin des caricatures et simplifications des discours politiques et médiatiques en Europe à propos du projet de la nouvelle Constitution turque, nous vous proposons une présentation analytique sérieuse, étayée et honnête des réels termes du débat constitutionnel en Turquie.

Un référendum aura lieu ce dimanche 16 avril en Turquie pour la validation populaire ou le rejet du projet de nouvelle constitution.

En Europe, sur le plan politique et médiatique, cette nouvelle constitution a largement été diabolisée et réduite à un texte visant à accorder « les pleins pouvoirs » au président turc actuel, Recep Tayyip Erdogan. Dans des excès de langages qu’ils reprochent au président turc mais qu’ils utilisent sans problème contre la Turquie, certains usent même de mots tels que « totalitaire », « autoritarisme » ou « dictature », en oubliant qu’il s’agit d’un referendum, soit l’outil par excellence de la démocratie directe.

Un journal allemand, le Bild, est même allé jusqu’à  publier publiquement un texte en langue turque appelant à voter contre le projet de constitution[1].

Le référendum en Turquie s’est largement invité dans le débat en Europe et même dans l’actuelle campagne présidentielle française, où les candidats sont amenés à se prononcer sur ce qu’ils pensent des évolutions en Turquie et la personne d’Erdogan.

D’ailleurs l’hostilité à l’égard de la Turquie et Erdogan dépasse les appartenances politiques et vont de l’extrême gauche à l’extrême droite. Au delà des arguments avancés, notamment l’idée d’un autoritarisme, on peut questionner cette hostilité qu’on ne peut s’empêcher de lier au contexte d’islamophobie paranoïaque qui frappe l’Europe. Ainsi, Erdogan, représentant un grand pays musulman et appartenant à une famille politique se revendiquant de l’islam, attise la passion populiste et hostile à l’islam qui progresse en Europe. Car en dehors de cet élément, dans les différents camps politiques européens, on trouve des défenseurs de dirigeants bien plus autoritaires qu’Erdogan, à l’instar des sympathies exprimées à l’égard de Poutine par certains, de Chavez par d’autres, ou encore de Trump, de Netanyahou et même de Fidel Castro… Ce qui confirme l’approche très idéologique du problème.

La tension autour d’Erdogan dévoile les contradictions européennes. Par exemple, on attaque souvent la Turquie sur la liberté d’expression, alors que celle-ci est régulièrement violée par les mêmes qui attaquent la Turquie, à l’image des pays européens où ont été censurés des meetings organisés par des citoyens turco-européens en faveur de la nouvelle constitution turque. On a vu notamment la polémique autour de ces interdictions en Allemagne et aux Pays-Bas, qui est allé jusqu’à expulser de son sol, manu militari, une ministre turque. Les Pays-Bas ont même réprimé violemment des turco-hollandais qui manifestaient pacifiquement contre cette décision. Le Parlement Européen a aussi fait interdire en son sein un journal turc « Daily Sabah »[2]. Nous conviendrons que tout ceci n’est pas très conforme à l’idéal de liberté d’expression prôné par les acteurs politiques européens.

Il est intéressant de relever que même des partis dénonçant de manière militante ce qu’ils considèrent comme des atteintes à la liberté d’expression en Turquie, à l’instar des Verts en France et en Allemagne, ont soutenu la censure de ces meetings turcs. On peut citer notamment le leader des Verts Allemands, Cem Ozdemir ou pour le cas de la France, Yannick Jadot, représentant d’Europe Écologie les Verts ou même la sénatrice du même parti, Esther Benbassa, qui a regretté que la France n’ait pas censuré ces meetings comme ses voisins Allemands et Hollandais[3]. Ils ont ainsi paradoxalement rejoint la droite et l’extrême droite, qui ont aussi fortement soutenu l’interdiction de ces meetings turcs, notamment le FN en France et l’AfD en Allemagne[4][5].  Cem Ozdemir[6], leader des Verts en Allemagne ou la sénatrice d’Europe Écologie les Verts en France, Esther Benbassa, interviennent même régulièrement dans les médias pour soutenir le « hayir » (le non à la nouvelle constitution en Turquie), alors qu’ils sont des élus de pays d’Europe et non de Turquie.

Cette hostilité à l’égard de la Turquie en Europe, et l’obsession anti-Erdogan, ont engendré une désinformation du public européen quant aux réels enjeux du référendum en Turquie.

Ainsi, au delà de la passion et des fantasmes qui animent la plupart des commentateurs en Europe, quels sont les enjeux réels de ce référendum ? Qu’implique-t-il pour l’avenir de la Turquie ? Quelles sont les positions des différents acteurs politiques turcs à l’égard de ce projet ? Et que dit réellement cette nouvelle Constitution, que la majorité des commentateurs européens n’ont certainement pas lue ?

Dans le discours médiatique européen, on réduit le projet de nouvelle Constitution à « un élargissement des pouvoir d’Erdogan » ou même à une acquisition des « pleins pouvoirs » par ce dernier. Certains évoquent même l’idée que cette nouvelle Constitution assurerait à Erdogan de garder le pouvoir jusqu’en 2029.

Il s’agit de raccourcis assez sidérants pour n’importe quel observateur sérieux. En effet, la nouvelle Constitution prévoit l’instauration d’un régime présidentiel, qui sur certains aspects, ressemble beaucoup au modèle constitutionnel français et sa traduction par la pratique Gaullienne et sur d’autres aspects se rapproche fortement du système présidentiel des Etats-Unis.

Le vrai débat, ne porte donc pas sur ces regards idéologiques et superficiels, mais sur le fait de savoir si la nouvelle Constitution est mieux adaptée à la réalité turque pour répondre aux défis du pays pour les décennies à venir, bien après Erdogan. Car si demain un autre parti gagne les élections, il bénéficiera des mêmes prérogatives constitutionnelles que le parti actuel.

Or l’actuelle constitution, héritée du coup d’Etat de 1980 (ce qui ne l’a rend pas très démocratique), a engendré de grandes périodes d’instabilité politique en Turquie, imposant constamment des gouvernements de coalitions qui avaient du mal à gouverner, un peu comme la France sous la 3ème République. Seul l’arrivée de l’AKP, du fait de ses scores électoraux élevés, lui permettant de dominer le jeu politique, a amené une certaine stabilité politique en Turquie, mais qui reste fragile et qui pourrait se fissurer notamment lors de l’après Erdogan.

Ainsi, la Turquie cherche à se munir d’un cadre juridique permettant d’anticiper ces possibles crises et c’est une des ambitions de la nouvelle Constitution.

Président tout puissant et fin de la séparation des pouvoirs ?

a) L’éxécutif

Il y a effectivement un élargissement des prérogatives présidentielles, mais cela est à relativiser dans la mesure où dans la pratique, du fait de son élection au suffrage universel, de sa popularité et de son tempérament, Erdogan dispose déjà de pouvoirs assez larges et la nouvelle Constitution ne lui en apportera pas vraiment de nouveaux. Ensuite il est faux de dire que la nouvelle Constitution prévoit une concentration de tous les pouvoirs par le Président de la République, au contraire elle prévoit une séparation des pouvoirs exécutif, judiciaire et législatif, ainsi qu’une possibilité de destitution du Président par le Parlement à travers des élections anticipées.

Les pouvoirs du président sont en effet élargis, mais d’une manière tout à fait comparable à ce qu’on retrouve en France ou aux Etats-Unis. En effet, le Président turc pourra prendre des décrets[7], comme c’est le cas en France selon l’article 13 de la Constitution de 1958. La nouvelle Constitution turque donne aussi au Président le pouvoir de nommer certains « hauts fonctionnaires » et le chef de l’Etat-major de l’armée turque, comme c’est aussi le cas dans la Constitution française (art 13 et 15).

La nouvelle Constitution turque prévoit la suppression du poste de premier ministre[8] au profit d’un vice président (ou de plusieurs), comme c’est le cas aux Etats-Unis.

Dans un pays qui a connu de nombreuses crises d’instabilité politique, ce renforcement de l’exécutif et de la fonction présidentielle est sensée permettre la continuité de l’Etat et la stabilité politique.

Le Président tire désormais sa légitimité du suffrage universel et non plus d’une nomination du Parlement, comme l’avait fait De Gaulle en son temps. Ce qui renforce le Président vis à vis du Parlement mais le rend encore plus sous contrôle du peuple.

Une autre mesure de la nouvelle Constitution est le fait que les élections présidentielles et législatives auront lieu en même temps, pour éviter toute instabilité politique. Ce qui existe aux Etats-Unis, et ce qui se rapproche aussi de la France.

Le Président pourra aussi gouverner tout en étant chef de son parti et ne plus seulement être un arbitre au dessus des partis[9]. Ce qui existe dans de nombreux pays européens de manière pratique.

b) Le législatif

Au contraire de ce qu’on entend, la nouvelle Constitution assure la séparation des pouvoirs. Le pouvoir législatif de l’Assemblée Nationale est même renforcé. En effet le nouveau texte prévoit que contrairement au régime actuel, seul le Parlement pourra proposer des lois, alors que jusqu’ici le gouvernement pouvait aussi le faire, ce qui renforce la séparation entre l’exécutif et le législatif[10].

Ainsi, la nouvelle Constitution supprime le possible cumul d’un mandat de député et d’un poste de ministre, pour garantir une meilleure séparation entre le législatif et l’exécutif, et éviter certains conflits d’intérêts.

Le Renforcement de l’Assemblée nationale turque va même jusqu’à donner le dernier mot pouvoir législatif pour légiférer en cas de veto du Président de la République. L’Assemblée Nationale turque peut même théoriquement destituer le Président en provoquant des élections anticipées, ce qui est clairement impossible dans un régime autocratique.

La nouvelle Constitution turque va même plus loin en rendant le Président turc responsable devant l’Assemblée nationale du point de vue pénal. Ainsi la responsabilité pénale du Président peut être engagée par l’ouverture d’une enquête sur autorisation de 3/5eme des députés.

c) Le judiciaire

Concernant la Justice, la nouvelle Constitution turque réaffirme son indépendance et sa nécessaire impartialité.

Le Haut Conseil de la Magistrature passera de 22 à 13 membres. En dehors du ministre de la Justice et son secrétaire qui en sont membres de droit, parmi les 11 membres restants, 4 seront nommés par le Président et 7 par l’Assemblée Nationale[11]. Ceci n’a rien d’exceptionnel, en France trois membres du Conseil Constitutionnel sont nommés par le Président, trois par l’Assemblée Nationale et trois par le Sénat, conformément à l’article 56 de la Constitution de 1958. De plus la formation compétente du Conseil supérieur de la magistrature en France dispose de six personnalités nommées de manière équivalente par le Président de la République, le Parlement et le Sénat, selon l’article 65 de la Constitution.

La Justice turque se voit même renforcée constitutionnellement par la suppression des tribunaux militaires et la suprématie des tribunaux civils[12], ce qui est clairement une avancée démocratique dans un pays qui a connu de nombreux coup d’Etats militaires.

Ainsi, l’indépendance de la justice est clairement affirmée, et le pouvoir de nomination de certains magistrats est partagé entre différentes instances, comme c’est le cas dans le plupart des démocraties du monde.

Erdogan Président à vie ?

Sur l’idée répandue en Europe que la nouvelle Constitution garantirait à Erdogan le maintien de son pouvoir jusqu’en 2029, c’est encore une approximation. La nouvelle Constitution limite la possibilité d’être Président de la République à deux mandats de 5 ans[13], donc théoriquement Erdogan pourrait encore faire deux mandats, mais seulement à la condition qu’il se représente et que le peuple turc vote pour lui. Erdogan est donc soumis au contrôle de la volonté populaire s’il veut continuer à gouverner et n’a aucune garantie constitutionnelle de son maintien au pouvoir. Le contre pouvoir démocratique est donc évident.

Ainsi, la nouvelle Constitution empêche Erdogan comme n’importe quel autre Président après lui de garder le pouvoir à vie ou de se maintenir au pouvoir sans passer par les urnes et le choix démocratique.

Comment se positionnent les différents partis politiques turcs ?

En Europe, on présente souvent les choses de manière binaire, il y aurait d’un côté l’AKP seul et de l’autre toute l’opposition contre lui, ou encore les « islamistes » pour le « Evet » (oui) face aux laïcs progressistes pour le « Hayir » (non). En d’autres termes « les gentils » contre les « méchants ».

Or la réalité est bien loin de ce regard binaire. En effet, le deuxième principal parti d’opposition en Turquie, le MHP, de tendance nationaliste, soutient le « Oui » à la nouvelle Constitution. Le leader du MHP, Devlet Bahçeli, qui il y a peu encore était dans une opposition radicale à Erdogan, en refusant même une coalition gouvernementale lors des élections législatives de juin 2015, soutient aujourd’hui le projet de nouvelle Constitution.

Un petit parti de tendance « islamo-nationaliste », le BBP, fondé par Muhsin Yazıcıoğlu, qui fait aussi parti de l’opposition à l’AKP, soutient malgré tout le « Oui » à la nouvelle Constitution.

Ensuite, un parti « islamo-conservateur », soit proche de la ligne de l’AKP, soutient  au contraire le « Non » à la Constitution, même si leur position est plus nuancée. Il s’agit du Sadeet Parti, issu de ce qu’on appelle « l’islam politique », créé par l’ancien mentor d’Erdogan, Necmettin Erbakan lors de la scission du Refah Parti.

Le principal partisan du « Non » le CHP est le parti kémaliste historique qui se situe plutôt à gauche de l’échiquier politique, tout en étant nationaliste, et qui est la deuxième force politique du pays. Son leader actuel est Kemal Kılıçdaroğlu.

Un autre petit parti, mais qui fait beaucoup parler de lui, fait campagne pour le « Non ». Il s’agit du HDP, parti communautaire kurde ayant une orientation de gauche. Une partie des membres de ce parti souhaitent une solution démocratique et pacifique de la question kurde, mais une autre partie de ses membres, les plus radicaux, dont certains prétendent qu’ils dominent le parti, ont des liens étroits avec le PKK, organisation considérée comme organisation terroriste, qui a tué de nombreux citoyens turcs. Ce parti avait notamment fait une percée électorale lors des législatives de juin 2015, lui permettant de gagner de nombreux sièges au Parlement.

Au sein de la société civile, il y a des débats contradictoires, aussi bien dans les médias, que dans les rues ou les cafés, bien loin des clichés sur « l’absence de liberté d’expression » en Turquie. Le Président Erdogan était même allé symboliquement échanger avec des partisans du « Non »[14] et Kemal Kılıçdaroğlu, le leader du CHP, en a fait de même avec des partisans du « Oui »[15].

Conclusion

On constate le décalage énorme entre ce que dit le projet de la nouvelle Constitution turque et la manière dont cela est présenté dans les médias européens mainstreams. Un regard très orienté teinté d’une obsession anti Erdogan et d’un fond anti musulman. Loin des raccourcis, on se rend compte que le régime présidentiel proposé par la nouvelle Constitution ressemble sur beaucoup d’aspect au modèle français hérité de De Gaulle en 1958 ainsi qu’au modèle américain. Le projet maintient la séparation des pouvoirs, qui seront même accentués sur certains points, renforce le pouvoir judiciaire et législatif sur d’autres aspects et garantie une stabilité de l’exécutif.

Le vrai choix pour le peuple turc ne se fait donc pas sur ces considérations superficielles et dépasse de très loin la personne d’Erdogan. Les turcs sont amenés à exprimer leur volonté sur l’adoption d’un régime politique nouveau et un cadre constitutionnel permettant une continuité de l’Etat, une stabilité politique, une facilitation des procédures administratives, et une capacité d’action face aux grands défis auxquels est confrontée la Turquie, notamment sur le plan sécuritaire.

Julien Khoury, Journaliste indépendant.

[1] https://www.dailysabah.com/elections/2017/03/28/germany-bans-yes-rallies-but-continues-propaganda-for-no-at-full-speed

[2] http://www.hurriyetdailynews.com/european-parliament-president-bans-distribution-of-daily-sabah-at-parliament.aspx?pageID=238&nID=111171&NewsCatID=351

[3] http://www.europe1.fr/international/crise-diplomatique-turquiepays-bas-rien-nest-impossible-avec-erdogan-rien-ne-larrete-selon-esther-benbassa-3002033

[4] https://www.lesechos.fr/politique-societe/politique/0211873257676-meeting-turc-a-metz-fillon-le-fn-et-les-verts-sen-prennent-a-hollande-2071604.php

[5] http://www.rtl.fr/actu/politique/fillon-dupont-aignan-et-guaino-denoncent-la-venue-du-ministre-turc-a-metz-7787640476

[6] https://www.dailysabah.com/elections/2017/03/28/germany-bans-yes-rallies-but-continues-propaganda-for-no-at-full-speed

[7] http://anayasadegisikligi.barobirlik.org.tr/Anayasa_Degisikligi.aspx

[8] http://anayasadegisikligi.barobirlik.org.tr/Anayasa_Degisikligi.aspx

[9] http://anayasadegisikligi.barobirlik.org.tr/Anayasa_Degisikligi.aspx

[10] http://anayasadegisikligi.barobirlik.org.tr/Anayasa_Degisikligi.aspx

[11] http://anayasadegisikligi.barobirlik.org.tr/Anayasa_Degisikligi.aspx

[12] http://anayasadegisikligi.barobirlik.org.tr/Anayasa_Degisikligi.aspx

[13] http://anayasadegisikligi.barobirlik.org.tr/Anayasa_Degisikligi.aspx

[14] http://www.haberturk.com/gundem/haber/1442043-cumhurbaskani-erdogan-hayir-cadirini-ziyaret-etti

[15] http://www.ensonhaber.com/kemal-kilicdaroglu-evet-cadiri-ziyaretini-anlatti-2017-04-07.html

2 Comments

  1. Azmanovitch Reply

    Merci Monsieur pour cet article très documenté qui m’a permis d’ouvrir les yeux sur la réalité de ce référendum. Comme je ne m’y étais pas intéressé, mon esprit était orienté par les médias européens.

  2. Emile BOITEUX Reply

    Les médias nous donnent-ils des informations fiables, objectives et neutres?

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