Mohamed Taher ibn ‘Ashour considère que la liberté est une finalité de la « shari’ a » qui découle de l’égalité. En effet, si la « shari’a » établit l’égalité, cela implique que ces êtres égaux soient tous libres. Il n’est pas permis que certains soient plus libres que d’autres et que certains soient moins libres que d’autres. Il dit : « S’il est établi que le principe dans la création est l’égalité, il en découle que l’égalité soit l’une des finalités majeures et fixes de la « shari’a ». Et puisque les êtres égaux sont libres, alors la liberté est une finalité de même que l’égalité ». Il déclare aussi que l’égalité et la liberté sont une conséquence de la « fitra », l’aspiration naturelle ou la nature innée que Dieu a dotée à Ses créatures.
Il dit aussi : « la généralité de la « shari’a » implique l’égalité, et l’égalité implique la liberté. Ainsi, la généralité de la « shari’a » signifie que tous les gens résidents en terre d’islam, ou sous l’autorité musulmane, sont gouvernés par la même loi. Il s’agit de la généralité de la « shari’a ». Et s’ils sont gouvernés par la même loi, ils sont égaux dans l’acquittement des devoirs et dans l’acquisition des droits. Et s’ils sont égaux, la liberté doit leur être garantie afin qu’ils puissent acquérir les intérêts et repousser les préjudices »[1].
La liberté a deux sens : la liberté qui s’oppose à l’esclavage, et la liberté dans le sens de la possibilité qu’a l’être de disposer de sa personne et de ses affaires comme il le souhaite, sans contrainte ni empêchement. Ces deux sens de la liberté sont visés par la « shari’a ». Ces deux libertés émanent de la « fitra » et concrétisent le sens de l’égalité qui est l’une des finalités de la « shari’a ». C’est pourquoi ‘Omar (rad) dit : « Depuis quand réduisez-vous les hommes à l’état d’esclavage alors que leurs mères les ont fait naître libres ? », c’est-à-dire que le fait qu’ils soient libres est une chose tout à fait naturelle et innée.
Concernant la liberté selon le premier sens, les jurisconsultes ont établi la règle juridique suivante : « Le Législateur aspire à la liberté ». Cette règle a été établie par induction d’après les enseignements de la « shari’a », qui prouvent que l’abolition de l’esclavage et la généralisation de la liberté font partie des finalités les plus importantes de la « shari’a ». Mais la préservation de l’ordre et de la stabilité a empêché la « shari’a » d’abolir subitement et d’une manière générale l’esclavage, et de le remplacer par la liberté. En effet, lorsque la « shari’a » fut révélée, l’ordre des sociétés dans les différents pays du monde était fondé sur l’esclavage. Ce sont les esclaves qui travaillaient la terre, gardaient les troupeaux, entretenaient les demeures, sa chargeaient du commerce pour leurs maîtres, participaient aux guerres … Ils assuraient les besoins de la société. Le système économique mondial était fondé sur l’existence de cette main d’œuvre gratuite. L’interdiction soudaine et brutale de l’esclavage aurait bouleversé ce système et aurait provoqué un désordre au niveau social et économique, non seulement en Arabie, mais dans le monde entier.
Ainsi, l’islam a considéré à la fois ces deux finalités : la propagation de la liberté et la préservation de l’ordre de la société. Par conséquent, l’islam a limité les sources de l’esclavage et a offert les opportunités d’affranchissement. Il a limité la source d’esclavage aux captifs de guerre, car cela était l’usage des autres nations. L’islam a clairement et catégoriquement interdit la pratique primitive de la capture d’un homme libre, pour le réduire à l’esclavage ou pour le vendre en tant qu’esclave : « Je serais l’adversaire de trois catégories de personnes le jour du jugement », dit le prophète (saws). Parmi ces trois catégories, il cita : « celui qui asservit un homme libre, puis le vend et récolte cet argent » (Al-Bukhârî et Ibn Mâjah). Il a interdit l’esclavage volontaire en se vendant ou en vendant un membre de la famille comme cela était répandu. Il a aboli l’esclavage pour cause de non-remboursement d’une dette comme cela se faisait dans les lois byzantines …
Puis, l’islam a remédié progressivement à l’esclavage existant en multipliant les causes d’affranchissement. Une partie de la zakat est destinée à l’affranchissement des esclaves. L’affranchissement d’esclaves en tant qu’expiation obligatoire telle que l’expiation due à l’homicide involontaire, l’interruption volontaire du jeûne sans raison valable, le « dhihar », la violation du serment … L’esclave peut désormais contracter sa libération avec son maître moyennant une compensation financière (al-mukâtaba). Le maître est tenu d’accepter « Ceux de vos esclaves qui cherchent un contrat d’affranchissement, concluez ce contrat avec eux » (24 : 33). Si le maître fait un enfant à sa servante, celle-ci devient une femme libre …
D’autre part, l’islam a incité à l’affranchissement d’esclave : « Or, il ne franchira pas l’obstacle (le Jour du Jugement Dernier). Et qui te dira ce qu’est l’obstacle ? à moins d’affranchir un esclave … » (90 : 11 – 13). Le Prophète (saws) proclama que quiconque affranchit un esclave, se verra affranchi du Feu de l’Enfer. L’incitation va jusqu’à la compétition dans l’affranchissement. Le Prophète (saws) dit : « Le meilleur affranchissement est d’affranchir l’esclave le plus cher et le plus précieux pour ses propriétaires » (rapporté par al-Boukhari). Il dit aussi : « … et un homme qui possède une servante. Il l’instruit et parfait son instruction, l’éduque et parfait son éducation, puis l’affranchit et l’épouse, il sera doublement récompensé » (rapporté par al-Boukhari).
De même, l’islam a commandé la bonté envers les esclaves en interdisant de les faire souffrir. Il a ordonné de subvenir à leurs besoins de nourriture et de vêtements : « Vos domestiques sont vos frères que Dieu a placé sous votre responsabilité. Ainsi, quiconque a son frère sous sa responsabilité, qu’il le nourrisse de ce qu’il se nourrit, le vêtisse de ce qu’il porte, et ne lui confie pas une charge qu’il ne peut supporter, si cependant il lui confie une telle tâche, qu’il lui vienne en aide » (rapporté par al-Boukhari). L’islam a interdit de frapper sévèrement le domestique. Quiconque frappe sévèrement son domestique doit le libérer. Le Prophète (saws) a interdit au maître de dire « mon esclave ! » et à l’esclave de dire « maître ! » ou « seigneur ! ».
Mohamed al-Ghazali dit : « Lorsque que l’islam est venu, il a trouvé l’esclavage. Il a alors ouvert, pour y mettre fin, les portes des causes d’affranchissement ». En effet, l’islam n’a pas inventé l’esclavage. Il ne l’a pas instauré et ne l’a ni ordonné, ni encouragé. L’esclavage existait déjà et les gens possédaient des esclaves qui étaient le pilier central de leur système économique. Lors des guerres, les captifs étaient réduits à l’esclavage. L’islam est venu mettre fin à cet esclavage en favorisant les causes d’affranchissement. Le résultat de cette politique fut tel que sous les quatre premiers califes, tous les anciens esclaves d’Arabie furent libérés et ce en une courte période, de trente à quarante ans.
Ibn ‘Ashour conclut en disant : « Le raisonnement inductif d’après ces attitudes et autres nous permet de savoir que la « shari’a » vise à propager la liberté selon le premier sens »[2].
Quant au deuxième sens de la liberté, à savoir, la possibilité que l’être a de disposer de sa personne et de ses affaires comme il le souhaite, sans contrainte ni empêchement, il prend plusieurs formes qui sont toutes des finalités de l’islam. Tous les individus soumis à l’autorité musulmane doivent jouir de la possibilité de disposer de leurs affaires dans les limites fixées par le Législateur sans avoir peur et sans se méfier de quiconque. Tout ceci est régi par des lois et des limites établies par la « shari’a », et nul ne pourrait imposer aux gens d’autres restrictions.
Dans son livre « maqasid ash-shari’a », Ibn ‘Ashour évoque la liberté religieuse que l’islam a établie par la révocation des fausses croyances, par le dialogue avec ceux qui ne partagent pas la même foi de la meilleure des façons, en usant de la sagesse et de l’exhortation, puis par l’interdiction de la contrainte en matière de la religion en déclarant : « Point de contrainte en matière de religion » (2 : 256).
Il évoque également la liberté d’expression pour exprimer l’opinion ou la conviction religieuse. Dieu ordonne même certaines de ses formes en disant : « Que soit issue de vous une communauté qui appelle au bien, ordonne le convenable et interdit le blâmable, car ce seront eux qui réussiront » (3 : 104). Le Prophète (saws) l’ordonne également en disant : « Que quiconque voit un mal le change avec sa main, s’il ne peut pas, avec sa langue, s’il ne peut avec son cœur, et c’est là le degré le plus faible de la foi » (rapporté par Mouslim). Ainsi, s’exprimer pour dénoncer un mal n’est pas seulement un droit mais un devoir. Ibn ‘Ashour cite des formes de liberté d’expression telles que la liberté d’acquisition du savoir, la liberté de l’enseignement et la liberté de la production intellectuelle.
Il évoque également la liberté des actions. Il s’agit de disposer des choses licites : exercer n’importe quel métier licite, se rendre à n’importe quel endroit licite, utiliser les biens communs, disposer de ses biens d’une manière licite, choisir sa nourriture, ses vêtements et son habitation, consommer ce qui est désirable et licite … D’une manière générale, la liberté d’action signifie que nul ne pourrait empêcher les gens de quelque chose de licite. Ceci dit, étant donné qu’il ne peut y avoir de liberté sans responsabilité, Ibn ‘Ashour dit que le principe qui régit la liberté d’action est de ne pas nuire à autrui. Il dit : « Si l’individu dépasse les limites de sa liberté, il sera obligé de se tenir à la loi par la garantie ou par la sanction »[3].
C’est pourquoi il dit que la liberté ne peut être limitée que par une restriction qui repousse de son détenteur un préjudice certain ou qui lui procure un avantage[4]. Par exemple, si nous voyons un homme qui tente de se suicider, on ne pourrait le laisser faire sous prétexte qu’il s’agit de sa liberté, d’autant plus qu’il nuit à personne. En effet, sa liberté de se tuer ne lui est pas garantie et sa liberté de disposer de son corps est limitée.
Par ailleurs, lorsque Le Messager de Dieu (saws) rendit visite à Sa’d ibn Abi Waqqas (rad) qui était souffrant, Sa’d lui dit : « Ô Messager de Dieu, je possède des biens et seule ma fille héritera, est-ce que je donne tous mes biens en aumône ? » Il dit : « Non ! » Il dit : « la moitié de mes biens ? » Il dit : « Non » Il dit : « Le tiers de mes biens ? » Il dit : « Le tiers, et c’est déjà beaucoup, laisser tes héritiers riches vaut mieux que de les laisser dans le besoin, les poussant à mendier » (rapporté par al-Boukhari et Mouslim). Il s’agit-là de la liberté de disposer de ses biens, mais cette liberté n’est pas au détriment des droits des héritiers.
Ibn ‘Ashour définit la liberté comme étant : « un esprit instinctif qui habite l’âme humaine dans lequel se développent les forces humaines telles que la pensée, la parole et l’action, et qui permet aux aptitudes intellectuelles de s’élancer dans une compétition dans les domaines de l’invention et de la précision »[5]. C’est-à-dire que l’être humain ne peut penser que s’il est libre. Il ne peut exprimer ce qu’il pense sans crainte que s’il est libre. Il ne peut rien produire de profitable pour les gens que s’il est libre. C’est la liberté qui développe ces forces : la force de la pensée, la force de la parole et la force de l’action.
Ibn ‘Ashour conclut cette partie consacrée à la liberté en disant : « Sache que la transgression de la liberté est la pire des formes d’injustice ».
Extrait du livre « Qu’est-ce que la Shari’a ? » de Moncef Zenati, éditions Havre De Savoir
[1] – voir l’étude: maqsid al-hourriyya ‘inda Mohamed Taher Ibn ‘Ashour (la finalité de la liberté chez Ibn ‘Ashour), de Mohamed Salim al-‘Oua, dans le livre “maqasid ash-shari’a” chez Taher Ibn ‘Ashour
[2] – “maqasid ash-shari’a” p 395
[3] – “maqasid ash-shari’a” p 399
[4] – “ousoul an-nidham al’ijtima’i fil-islam”, p 163
[5] – ousoul an-nidham al’ijtima’i fil-islam”, p 163