Comprendre l'Islam

La refondation de la pensée religieuse musulmane occidentale: une urgence ! (suite et fin)

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Un imâm, un savant doit être un homme de son époque vient-on de souligner dans l’article précédent ; on ne peut évaluer la pertinence ou l’impertinence d’un Ibn Taymiyyah, par exemple, sans l’avoir replacé dans son environnement social, culturel, religieux, et parfois même économique. C’est dire qu’il est urgent que les « sciences humaines » prennent leur place centrale dans l’enseignement des sciences dites « religieuses » parfois transmises en toute déconnexion de leur environnement.

Le changement de contexte : islam occidental, européen, américain, nécessite, naturellement, un changement de regard sur les textes, qui ont été interprétés par des hommes (plus que par des femmes d’ailleurs) pour répondre aux exigences de leur Temps et de leur milieu. Il n’y a pas besoin d’être un érudit ou un savant pour comprendre que les cultures sont différentes et que leur approche par rapport au religieux, par exemple, n’est pas la même. La religion façonne autant les hommes que ces derniers la façonne aussi.

Un travail suffisamment approfondi doit être mené d’urgence au-delà des slogans et bricolages juridiques qui ne répondent pas ou que partiellement aux questions de fond. « Without the exception of Quran, every single source of Islamic law was the result of human, not divine, effort. (…). For this reason, the opinions of the Ulama were constantly adapting to contemporary situations, and the law itself was continually reinterpreted and reapplied as necessary”[1]. « A l’exception du Coran, toutes les sources de jurisprudence islamique sont le résultat de l’intelligence humaine et n’ont donc pas un caractère divin.  (…). C’est pour cette raison que les avis des Ulamâ se sont constamment adaptés aux réalités contemporaines. La jurisprudence  elle-même a, de ce fait, été continuellement réinterprétée et réappliquée au grès des besoins». (La traduction est du professeur Kébé).

Un cas d’école : Ibn Khaldoun

Ibn khaldoun est un mystique, juriste et homme de Lettres, né en 1332 à Tunis et mort en 1406 au Caire. Versé dans les textes religieux et en même temps fin connaisseur de son Temps, il fut connu également pour sa dévotion à la Science malgré ses engagements politiques et ses nombreuses responsabilités. Il est l’un des plus grands penseurs de l’histoire et de la société[2]. Dans sa Muqaddima, fruit d’une expérience personnelle et de ses lectures, il produit une critique exceptionnelle de son temps. Il est ainsi considéré comme le précurseur de la sociologie et de la philosophie de l’Histoire, conscient que « la logique n’est pas en contradiction avec les dogmes ».

Dans cette Muqaddima, jugé par Honigman comme la « première œuvre majeure d’anthropologie culturelle », il y fait preuve d’une culture scientifique approfondie qu’il mobilise dans ses exposés, ses réflexions et ses analyses. Les résultats de sa pensée continuent d’influencer les Sciences humaines.

Il a vécu à un moment où l’Europe, commençant à rattraper son retard, se lança, à partir de la Renaissance, dans l’ouverture. Alors que l’homme du Moyen-âge se considérait comme un élément de la société, la Renaissance posa les fondements de l’individualisme moderne, avec un retour à l’Antiquité comme processus de rationalisation.

A la même période, les musulmans se trouvèrent en déphasage et n’eurent pas la réaction adéquate pour se réapproprier un mouvement scientifique en construction.

Ibn Khaldoun reste un cas d’école dans le sens où il apporta une réflexion critique sur l’espace musulman décadent au XIVe siècle. Il critiquait, déjà à son époque, des défauts majeurs de l’enseignement des Sciences avec « la profusion des manuels », la « multiplication des abrégés », « les commentaires ou résumés de l’œuvre des grands maîtres, sans aucune critique et innovation ». Le problème des manuels étant qu’ils ne permettent pas d’aller au fond des problèmes et des explications, ne faisant plus la distinction entre l’essentiel et l’accessoire, une déviation par rapport aux objectifs fondamentaux de la science.

Ibn Khaldoun relève également des indices du déclin de la culture au Maghreb et en Andalus. Par exemple, il note la disparition de la calligraphie de qualité, de l’édition et écrit que « les types d’écriture dont on se sert sont de plus en plus laids et éloignés de la perfection. Les copies qu’on fait des livres ne procurent au lecteur que de la fatigue, à cause des nombreuses corruptions et erreurs qu’elles contiennent, et de leur écriture maladroite, ce qui fait qu’on ne peut les lire qu’à grand-peine »[3]. Quel « savant » moderne s’inquiéterait de la perte de qualité de la calligraphie, de l’art, des lettres de nos langues modernes et particulièrement de l’arabe !

C’est la même chose pour les méthodes d’enseignement où il regrette une durée des études trop longues, des programmes trop longs et trop chargés, un recours excessifs aux condensés et résumés, un formalisme logique, une absence de discussion et de débats trop souvent ignorés. Il regrettait ainsi cette « époque plus préoccupée d’assimiler la culture antérieure que d’innover »[4], de « sauvegarder l’acquis (…). Où on ne pense plus à explorer de nouveaux champs, à proposer et à expérimenter de nouvelles solutions, sauf peut-être dans les domaines de l’architecture et des arts décoratifs »[5]

A travers ce savant et historien, force est de constater que le maître mot de ces prédécesseurs fut l’amour de la vérité et la de la science dans sa globalité.

Ainsi la question substantielle qui ressort de cette analyse est de savoir  tout simplement si l’on peut élaborer, construire un discours religieux tout en faisant abstraction au moment économique, sociologique, philosophique, psychologique, de l’état des crispations, des rapports de force de son Temps ? Evidemment que non car ces connaissances sont indispensables et doivent être intégrées dans toute construction d’un discours dit religieux. Pour réussir cet objectif ô combien important pour l’avenir d’une société, il faut se donner une haute ambition dans les domaines de la pensée, de la connaissance, de la science, de l’art, de la littérature…Même si cette haute culture est en recul en Occident.

Apprendre à être citoyen passe par la connaissance de l’Histoire, de la philosophie politique, des sciences juridiques, des arts, des lettres, de la sociologie, de l’anthropologie…Vaste programme !

El Hadji Babou BITEYE

Professeur d’histoire – géographie


[1] Reza Arslan Not God but God, arrow books, 2006, p. 167

[2] Abdesselam Cheddadi, Ibn Khaldûn, l’homme et le théoricien de la civilisation, Gallimard, 2006

[3] Ibid, p. 49

[4] Ibid, p. 67

[5] Ibid, p. 130

3 Comments

  1. Pingback: Afrika-land

  2. Texte très intéressant et analyse fort pertinente. Puisse votre appel être entendue.

  3. PAROLIER37 Reply

    J’ai apprécié votre exposé et pourtant je suis un non musulman, mais votre texte est vraiment clair et bien compréhensible, aussi on ne peut que l’apprécier
    à sa juste valeur.

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