par John R. Bowen, anthropologue, université Washington, Saint Louis (Missouri)
A l’approche de l’élection présidentielle, il n’est plus étonnant de voir que les discours – devrait-on dire les dérapages ? – stigmatisant les musulmans de France se fassent entendre. Cela n’en est pas moins lamentable.
En s’élevant lui aussi contre les prières de rue, en dénonçant le « multiculturalisme », et en imposant le port du voile intégral comme un problème majeur, le président ne cesse de stigmatiser les musulmans et leur supposé communautarisme, plutôt que de pointer du doigt la discrimination à l’embauche, l’insuffisance de logements ou le manque de mosquées.
Taxer les musulmans de s’isoler parce qu’ils s’organisent, c’est méconnaître l’histoire des mouvements religieux en France. En dépit de leurs histoires remarquablement différentes, les catholiques comme les juifs se sont intégrés à l’espace républicain à travers leurs associations éducatives, culturelles et aussi cultuelles. Et le succès de cette intégration n’a pas pour autant signifié une diminution de la vie associative d’inspiration religieuse.
Au contraire, les citoyens peuvent tirer de leur vie associative une inspiration religieuse et morale qui leur permet de mieux s’intégrer à des activités sociales et politiques plus larges. Ces activités et ces associations catholiques et juives font désormais partie du fonds commun de la vie sociale française.
Que les musulmans procèdent de la même façon, à leur tour, est en revanche un fait nouveau et une source d’angoisse pour ceux qui craignent que les musulmans placent leur loyauté religieuse, qui se déploie à l’échelle mondiale, au-dessus de leur fidélité à la République française. C’est contre cette méconnaissance de l’histoire et cette ignorance du principe d’égalité au coeur de la République qu’il faut défendre les droits citoyens des musulmans.
Prenons le cas de l’école privée religieuse « sous contrat ». Depuis la loi Debré de 1959, ces écoles peuvent demander une aide importante de l’Etat (en particulier le paiement des salaires des professeurs) moyennant un enseignement conforme au programme national, une durée limitée de l’enseignement religieux, et l’ouverture aux élèves quelle que soit leur confession (ou non-confession).
Pour les catholiques et les juifs, cet accord permet de conserver une ambiance religieuse sans pour autant mettre leurs élèves en dehors du programme national d’enseignement, et de proposer une scolarité à un prix abordable pour les parents.
C’est un bon compromis, sans aucun doute meilleur que celui qu’on trouve aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, où les écoles confessionnelles s’éloignent bien vite du programme commun. Et c’est un compromis qui est, en principe, ouvert aux musulmans. Cependant, les tentatives de certains pédagogues de fonder de telles écoles se trouvent systématiquement bloquées par ceux qui, au ministère ou au niveau local, ne sont pas prêts à voir se développer des écoles musulmanes.
C’est le cas de la première école privée musulmane, La Réussite, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), établie en 2001 et où les taux de réussite des élèves au brevet et au baccalauréat sont loin devant ceux des autres écoles du département. Malgré des rapports favorables du rectorat, cette école est constamment confrontée à divers obstacles, notamment une série d’interrogatoires judiciaires sur ses sources de financement, survenant toujours en période préélectorale et finalement toujours classés sans suite. On est loin du principe d’égalité devant la République.
On pourrait faire mieux, et la France devra mieux faire dans les prochaines années, y compris en période électorale. Si le principe d’un traitement égal serait déjà une bonne base pour une nouvelle approche, celle-ci devrait également être pragmatique. Souvent un discours de dénonciation cache un esprit plutôt pratique. Si le vendredi les fidèles débordent des mosquées, la solution évidente serait de construire de nouvelles mosquées, c’est d’ailleurs Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, qui l’a dit. Les maires de Paris, Strasbourg, Marseille et d’autres grandes villes ont réussi à le faire, contre la résistance de ceux qui ne veulent pas qu’il y ait des minarets dans le pays de Clovis.
L’égalité figure dans la devise de la République française. Dans les limites et aussi dans l’esprit de la laïcité, l’Etat a pour mission de garantir aux croyants la possibilité d’accomplir leur culte. Depuis les années 1980, des ministres et des maires ont cherché des solutions pratiques aux problèmes logistiques de l’abattage, en particulier au moment de l’Aïd-el-Kébir. Par là même, ils ont autant oeuvré pour garantir une vraie égalité de culte que pour trouver une solution pratique à une difficulté logistique.
Ainsi la France se trouve devant une contradiction : d’une part, l’authentique volonté de quelques-uns de trouver des solutions pragmatiques fondées sur le principe d’égalité et, d’autre part, des dénonciations injustes et le refus de donner aux musulmans ce qu’on offre aux autres.
Si, vu de loin, un des atouts de la France a toujours été son respect de la dignité et de l’égalité des personnes, il est frappant de constater qu’au moment où cela devient « rentable » politiquement, c’est l’inverse qui est fait : expulser des Roms ou insulter des musulmans. Dans cette campagne, on pourrait faire mieux.
John R. Bowen est aussi l’auteur de « L’Islam à la française » (éd. Steinkis, 300 p., 22 euros)
Article paru dans l’édition du 01.09.11