Comment Mohammed, pouvait-il, dans son état de pauvreté, et appartenant à la classe moyenne de son peuple, réclamer la royauté et prétendre au pouvoir. Il n’avait ni richesse, ni autorité, ni armée, ni soutien ; il n’avait ni dispositions pour la poésie, ni l’élégance du style, ni la réputation de l’éloquence ; il n’avait rien qui put lui procurer une situation prépondérante parmi le peuple et l’élever jusqu’aux rangs de l’élite. Or, quelle fut la force qui l’éleva au-dessus des hommes, qui fit que sa tête se dressa au-dessus des autres têtes, qui haussa sa volonté au-dessus des autres volontés, au point qu’il se sentit destiné à guider les peuples, capable d’éloigner d’eux le mal, et même d’insuffler la vie à leurs volontés mortes.
Ce fut le sentiment, que Dieu mis dans son cœur, du besoin qu’avait l’humanité de voir redresser les écarts de ses dogmes de voir réformer la corruption et de ses coutumes ; ce fut la conscience que le souffle de la miséricorde Divine le soutenait dans son entreprise, et que ce souffle le mènerait jusqu’à la réalisation de ses projets avant que la mort ne le surprenne ; ce fut la révélation Divine dont la lumière se répandait devant lui, éclairant sa route, lui évitant de recourir à des preuves ; ce fut la promesse céleste qui lui tint lieu de chef et d’armée.
Il se leva seul, isolé, pour appeler le monde entier à reconnaître le Dieu unique, à mettre sa foi dans le Très-Haut et Très-Glorieux ; à un moment où le monde était divisé entre les différentes idolâtries, le matérialisme et l’athéisme. Il somma les idolâtres d’abandonner leurs idoles et de rejeter leurs croyances ; il enjoignit aux mouchabbihines[1] plongés dans la confusion entre la divinité sacrée et les corps matériels de se purifier de leur tachbih ; il ordonna aux dualistes de reconnaître qu’un Dieu unique gouverne le monde, et de ramener toute chose à lui ; il invita les matérialistes à porter leurs regards au-delà du voile de la matière, afin de contempler le secret de l’existence qui fait subsister cette matière. Il invita les grands de ce monde à se baisser jusqu’aux gens du commun dans l’humble adoration d’une puissance unique, qui a créé le ciel et la terre et qui maintient leur âme dans l’édifice de leurs corps. Il s’en prit à ceux qui prétendaient occuper un rang intermédiaire entre les hommes et la divinité ; il leur démontra par des preuves, et leur fit voir à la lumière de la révélation, qu’ils ne pesaient pas plus devant Dieu que le plus petit parmi ceux qui croyaient en eux ; il exigea d’eux que, de la place maîtresse qu’ils s’étaient arrogés, ils descendissent à l’échelon le plus bas de la soumission vis-à-vis de Dieu, afin de participer avec tous les êtres doués d’une âme humaine à l’adoration du Maître unique, devant lequel toutes les créatures sont égales sans autre distinction que le savoir ou la vertu, que Lui-même a accordé aux uns un peu plus qu’aux autres. Il convia, par ses exhortations, les esclaves de la coutume et les prisonniers de l’imitation aveugle d’affranchir leur esprit des erreurs auxquelles ils s’étaient asservis eux-mêmes, et de libérer leurs mains des chaines qui paralysaient leur activité et leur enlevaient tout espoir[2]. Il se tourna vers ceux qui lisent les Livres Sacrés et ceux qui reçurent en dépôt les lois divines contenues dans ces livres ; il reprocha leur aveuglement à ceux d’entre eux qui s’étaient arrêtés à la lettre et il couvrit de blâmes ceux qui les avaient falsifiés, et qui, en obéissant à leurs passions, en avaient expliqué les paroles dans un sens autre que celui contenu dans les révélations. Il les conjura à comprendre ces livres et à se pénétrer de la sagesse qu’ils contenaient afin d’être éclairés par la lumière de leur Maître.
Mohammed dirigea les regards de tous les hommes sur les dons divins qu’ils avaient reçus ; il les appela tous, hommes et femmes, nobles et gens du peuple, à se connaître eux-mêmes ; à reconnaître qu’ils appartenaient à une espèce que Dieu a favorisée en lui donnant la raison et l’intelligence, qu’il a ennoblie en lui octroyant la volonté et la liberté d’accomplir ce que lui conseillaient cette raison et cette intelligence. Il leur enseigna que Dieu leur a laissé la libre disposition de tout ce qu’ils trouvent devant eux dans ce monde, qu’Il leur a donné les moyens de comprendre celui-ci et d’en jouir sans autres conditions ni restrictions que la modération, l’observation des limites établies par une loi juste et la pratique de la vertu. Par là Dieu ouvre aux hommes la voie qui les mène jusqu’à la connaissance de leur Créateur par leur propre raison et leur intelligence, sans l’intermédiaire de personne, sauf de ceux que Dieu a favorisés spécialement de Sa révélation. Car Dieu a confié aux hommes le soin de recourir aux preuves de la raison pour reconnaître les prophètes, ainsi que pour arriver à connaître Celui qui a créé toute chose : l’humanité a besoin de ces Elus pour apprendre les attributs divins que Dieu lui a permis de connaître, mais non pour savoir qu’Il existe.
Mohammed déclara qu’aucun homme n’avait le pouvoir sur son prochain en dehors de celui que lui attribue la Loi religieuse et que lui assigne la justice ; ainsi l’homme peut poursuivre en toute liberté la voie pour laquelle le prédispose son tempérament. Il enseigna à l’homme qu’il est corps et esprit, et qu’ainsi il est composé de deux mondes différents, bien que mêlés ; qu’il doit servir ces deux mondes à la fois, et qu’il doit remplir vis-à-vis de chacun d’eux les devoirs que lui impose la sagesse Divine. Il appela tous les hommes à se préparer dans ce monde pour ce qui les attend dans l’autre ; il leur montra que le meilleur viatique dont puisse se munir l’homme, c’est d’adorer Dieu en toute sincérité envers ses semblables en les traitant avec équité, en leur donnant de bons conseils, en les mettant sur la voie juste.
Il se leva pour cet enseignement sublime, sans avoir d’autorité ni de force matérielle ; il était seul et les gens autour de lui s’étaient attachés aux choses auxquelles ils étaient habitués, bien que celles-ci leur causaient des préjudices dans ce monde et leur fermaient les portes de l’autre. Ces gens étaient hostiles aux choses, qu’ils ne connaissaient pas ; bien que celles-ci devaient leur procurer la puissance sur la terre, le bien-être dans cette vie et la félicité dans l’autre. Les hommes qui l’entouraient étaient leurs propres ennemis, les esclaves de leurs passions. Ils ne saisissaient pas son enseignement et ne comprenaient point sa mission. Les sentiments de la masse étaient dictés par les passions de l’élite ; et l’esprit de celle-ci étaient voilé par l ‘orgueil que donne la puissance, au point de n’attacher aucune importance à l’enseignement d’un pauvre illettré, dans lequel elle ne voyait rien qui lui permit de s’ériger en conseiller ou de lancer des critiques et des blâmes capables d’atteindre cette élite dans la position élevée qu’elle occupait.
Mais lui, malgré sa pauvreté et sa faiblesse, les attaquait par des preuves et les combattait par des arguments, il les ébranlait par ses conseils et les troublait par ses blâmes, il éveillait leur conscience par de bons exemples et les entourait de ses exhortations ; comme s’il était un roi tout-puissant dans son royaume, équitable dans ce qu’il ordonne et ce qu’il défend, ou un père prévoyant dans l’éducation de ses enfants, gardant jalousement leurs intérêts, compatissant dans sa colère, clément dans son autorité. Quelle force dans cette faiblesse, quelle puissance sous cette débilité apparente, quelle science dans cette absence d’instruction, quel savoir vrai au milieu des flots de l’ignorance ! Qu’est-ce tout cela sinon la voix du Tout-Puissant, l’appel de la miséricorde Divine, la parole de Dieu dont le pouvoir s’étend sur toute chose et qui embrasse toute chose dans Sa miséricorde et Sa science. C’est l’ordre manifeste de Dieu qui résonne aux oreilles, qui déchire les voiles, qui fend les cuirasses, qui impressionne les cœurs par la voix de celui qu’Il choisit pour prêcher Sa parole, qu’Il favorise de Sa mission. Cet Elu est pris parmi les faibles de son peuple, afin que la faveur qui lui est accordée devienne une preuve de sa mission, une preuve au-dessus de tout doute et de tout soupçon, car cette faveur normale est contraire à l’ordre normal des choses.
Quelle preuve plus éclatante en faveur de la prophétie ! Un illettré[3] se leva pour inviter les écrivains à comprendre ce qu’ils écrivaient et ce qu’ils lisaient ; sans avoir passé par les écoles, il appela les maîtres à épurer leur enseignement ; éloigné des sources du savoir, il remit les savants sur le bon chemin ; élevé au milieu des préjugés, il redressa les chemins tortueux dans lesquels se perdaient les sages ; vivant au milieu du peuple le plus proche de la rusticité primitive et le plus éloigné à comprendre l’ordre de la nature et ses lois merveilleuses, il se mit à proclamer au monde entier les principes de la loi et à indiquer un chemin vers la félicité. Et ceux qui le suivent ne périssent pas, tandis qu’il n’y a pas de salut pour ceux qui l’abandonnent. Quelle est cette prédication qui impose le silence et quel est cet enseignement qui subjugue les esprits.
Devons-nous dire que celui qui l’apporte « n’est pas une créature humaine mais un ange sublime » (C. ch. 12, v. 31). Non, nous emploierons la définition que Dieu même lui ordonna de s’appliquer : « Ce n’est qu’un homme comme vous sur lequel la Révélation est descendue. » (C. ch. 41, v. 5). Un prophète qui a justifié les paroles des autres prophètes ; et qui, pour confirmer sa mission, n’éblouit pas les regards, ne frappe pas les sens, n’émeut pas les sentiments ; mais qui exige seulement que chaque faculté soit appliquée aux choses pour lesquelles elle est destinée ; qui s’adresse particulièrement à la raison et en fait l’arbitre entre le vrai et le faux ; qui fait de la puissance de la parole, de la force, de la persuasion et de la justesse de l’argumentation, les preuves par excellence et les signes distinctifs d’une vérité « que le mensonge n’effleure pas, de quelque côté qu’il vienne, car elle émane du Sage que l’on loue. » (C. ch. 41, v. 42).
Cheikh Mohamed ABDOU.
[1] Mot à mot partisans du tachbih ou de l’équivoque, cette équivoque est celle que l’on crée entre Dieu et l’homme, soit en admettant l’incarnation de Dieu dans un être humain, soit en considérant les attributs de Dieu comme identiques aux facultés de l’homme.
[2] De mériter une récompense de Dieu.
[3] Les Musulmans reconnaissent que Mohammed ne savait ni lire ni écrire.
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Merci pour ce magnifique article ! Qu’Allah vous illumine !